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Delphine Malausséna, compositrice de la musique du film ‘Oxana’, évoque avec cinémaradio cette rencontre et son travail

14 mai 2025 - 22:20
Oxana est sorti le 16 avril 2025. Le film ; dont le sujet, loin d’être facile, porte sur la naissance du mouvement ‘FEMEN’ et de la personnalité d’Oksana Chatchko ; a permis à Delphine Malausséna, d’écrire une superbe partition, envoutante et parfois énigmatique, et qui a su mettre en valeur la vie et les tourments de ce personnage emblématique.
La compositrice avait correspondu avec la réalisatrice, Charlène Favier, via les réseaux sociaux, car elle suivait ses travaux ayant adoré son premier film. Elles ont ainsi pris contact, et de fil en aiguille, la réalisatrice s’est intéressée à son parcours et lui a proposé de faire la musique du film.
Delphine Malausséna est intervenue alors que le tournage avait déjà commencé en France, ce qui lui a permis de voir les rushes et de commencer à poser des thèmes. La bande originale est éditée par 22D Music, un label qui ces derniers temps est devenu réellement incontournable, offrant une jolie visibilité aux compositrices.
Bonjour Delphine, vous avez écrit un très beau score porté par les instruments, à mi chemin entre une musique minimaliste, des épures, dont certaines très profondes et presque religieuses à l’instar de « L’Art, C’est La Révolution », d’une grande beauté formelle, précises et pures.
Delphine Malausséna : C’est vrai que j’aime beaucoup avoir une forme très classique et en même temps avec des échos très modernes. C’est quelque chose qui m’anime… Et là sur ce morceau en particulier, on a eu un chœur féminin, qui représentait ‘ces femmes’ très inspirées, très motivées, presque fiévreuses en fait ! Et j’ai fait une proposition avec des harmonies presque ‘christiques’, et à la fois qui interagissent avec l’image - comme lorsqu’elles montrent leur poitrine, elles sont en révolte - et qui peuvent paraître un peu iconoclastes. C’était un morceau puissant qu’on a rapidement adopté, avec les chanteuses du chœur Sequenza 93 (Ensemble vocal Sequenza 9.3) qui bénéficie d’une force et d’une grande maîtrise dans l’interprétation.
Vous faites preuve d’une grande élégance, parfois ‘classique’, parfois plus intrusive avec un mouvement moderne, parfois énigmatique sur « Sextremiste » ; et contemplative avec « Apolonia »… Comment avez-vous travaillé votre approche, on a d’ailleurs l’impression d’entendre des œuvres chorales orthodoxes ? Il s’agissait d’un travail où vous avez discuté avec la réalisatrice, en fonction de ce qu’elle voyait, et qui devait être en relation avec le sujet, montrer la sensibilité, la féminité ?… et également avec en tête cette dimension folklorique,… ethnique !
Delphine Malausséna : J’ai réfléchi à plusieurs approches pour composer cette BO. J’ai en effet utilisé quelques instruments typiques, épousé des rythmes pour créer des ‘touches’ plus traditionnelles par le biais des chœurs, de la voix de la chanteuse solo dans le morceau « Oxana » qui ouvre la BO et représente la voix du personnage central du film ; mais j’ai également utilisé des formes plus modernes, électroniques, avec des synthétiseurs, des arpégiateurs pour obtenir une palette assez large.
Comme Oxana avait-elle même une palette très classique dans sa peinture, elle peignait des œuvres orthodoxes, et que dans le même temps elle faisait des choses très subversives et hyper contemporaines ; j’ai essayé de traduire cette palette dans la musique.
Vous étiez collée au sujet, en embrassant des modes d’expression assez différents !
Delphine Malausséna : Oui, exactement ! Je ne voulais pas avoir un seul regard sur cette femme et son mouvement qui sont si complexes ; et je trouvais intéressant d’avoir du classique et beaucoup de modernité, y compris dans la composition et dans le choix des tons. Je devais suivre son parcours personnel, où au début elle est très structurée tout en étant dans la révolte, puis où on la voit entrer peu à peu dans une sorte de paranoïa qui ira jusqu’au suicide. J’adore ce genre de composition où on trouve des images très esthétiques, celles de ces icônes, et je trouvais que ça faisait sens de sacraliser son chemin, cette vie par des voix de femmes, avec un côté très choral, religieux. J’aime naviguer dans plusieurs styles, en n’ayant pas peur du côté sacré.
Justement, pour rebondir sur vos propos, comment avez-vous composé votre score, vos thèmes vous sont venus facilement ?
Delphine Malausséna : Eh bien, ils me sont beaucoup venus en regardant les rushes, ce qui était tourné. C’était tellement puissant que je n’avais qu’à me laisser embarquer par les images !
Mais il s'agit d'une impression auditive, vous l’écrivez, vous la fredonnez ?
Delphine Malausséna : Oui, c’est ça ! C’est quelque chose qui me traverse, quelque chose d’auditif, mais aussi de visuel. Les couleurs sont très importantes, aussi je me laisse traverser par les rushes, et ça se traduit en musique, en sonorité, en rythmes… ça se traduit par des esquisses qu’on va poser sur les images, pour voir si ça fonctionne. Et ici ça a bien marché !
Et dans cette continuité, comment se déroule l’orchestration, le travail avec les musiciens… les cœurs ?
Delphine Malausséna : J’ai composé pour un chœur de femmes, voix solo - pour le titre « Oxana » et « Libération », et pour un quatuor de violoncelles. C’était une nomenclature assez particulière. Toutes les phrases que vous entendez, c’était le quatuor qui a été enregistré au studio la Menuiserie à Noisy-le-Sec. J’avais envie de quelque chose d’assez original, avec plus d’amplitude, mais tout en restant un petit ensemble.
À l’origine ça devait être un quatuor à cordes pour lequel j’avais composé, puis j’ai eu l’idée de faire jouer et d’enregistrer un quatuor de violoncelles. Là c’était vraiment du ‘working progress’, c’est en avançant que je me suis dit avec l’ingénieur du son, que ça pourrait être une super idée le quatuor de violoncelles, et on y a ajouté également du violoncelle solo et du violon solo pour le morceau « Kiev ». Puis on a fait plusieurs sessions d’enregistrement.
Mais ça c’est pour la partie enregistrée, moi j’ai écrit et mis en forme les parties pour synthétiseurs, celles avec les percussions… qui tenaient très bien comme ça, qui s’intégraient dans la continuité.
Moi j’adore faire ça, qu’on ne sache plus ce qui est du numérique ou de l’analogique ! Que la frontière soit totalement poreuse. Il n’y a pas de supériorité de l’un ou autre, et moi j’adore mélanger dans un même morceau du vrai, du faux, ‘entre guillemets’ (rires). Ça reste un outil. Il y a aussi les guitares électriques. C’est comme si j’avais une palette de couleur où je peignais avec plein de choses, des choses qu’on va enregistrer et des choses qu’on va garder comme ça ; du moment que moi et la réalisatrice on trouve que ça sonne bien, c’est bon.
Vous avez de vrais thèmes, que vous exploitez la plupart du temps sur un format court, ce que j’appelle des ‘miniatures’… C’est complexe de travailler pour un long métrage, avec des morceaux courts, qui doivent accompagner les images, mais aussi vivre hors de ce contexte !?
Delphine Malausséna : Oui, la musique vit toute seule. Après elle est conçue à la base pour des images, et après on fait une sélection parmi les musiques qui sont dans le film pour les mettre sur la BO, c’est pour ça que la question de la longueur, moi, je ne me la pose pas. J’ai envie que l’auditeur quand il écoute ma musique, puisse se replonger dans le film, et ce quelle que soit la durée du morceau. On s’adapte, on est tenu par le montage du son, l’impact du son par rapport aux images. Si je devais faire un album de musique seule, je le penserais différemment, ça serait vraiment autre chose. Mais là - dans ce cas - c’est vraiment la BO de ces films, de ces univers, le choix des noms correspond également aux choix des séquences, en accord avec la réalisatrice.
Vous ‘colorez’ vos passages, vous leur donnez une forme qui peut paraître spécifique à l’auditeur, une sensation d’évasion par les sonorités, comme si vous reproduisiez une façon de s’exprimer musicalement…, du folklore !
Delphine Malausséna : Dans la composition on peut essayer des intervalles qui sont ‘folkloriques’, en gardant des instruments traditionnels. Il y a des rythmes, notamment sur « Désillusion » qui renvoient à cette dimension que vous évoquez, avec des accents décalés, des cordes frottées ou pincées, autant de choses qui pourraient rappeler du Bartok. J’en ai joué beaucoup quand j’étais violoniste, et il y a toujours des jeux d’accents qui se déplacent, c’est tout à fait ce que j’ai cherché à faire avec ce morceau là.
On casse également un peu les codes en interpellant l’auditeur !
J’ai lu que vous aviez été ingénieur-son… Qu’est-ce que ça induit comme comportement alors que vous êtes aujourd’hui de l’autre côté ? Ça change votre perception ?
Delphine Malausséna : Oui, bien sûr. Le fait d’avoir été dans le son - le son pur - pendant dix ans, ça change ma manière de composer et de communiquer avec l’équipe lors du montage. Je pense que je n’aurais pas du tout fait le même type de musique si je n’avais pas été ingénieur du son.
On parle assez souvent des femmes, des compositrices sur Cinémaradio, que ressentez-vous alors que vous avez composé sur ce métrage qui parle d’un des mouvements féministes majeurs du siècle. On entend encore des expressions comme ‘musique de femme’, on sent que c’est compliqué !
On est dans un monde de la composition qui peine toujours autant à évoluer.
Delphine Malausséna : On compose une musique qui nous est propre, sans se préoccuper de toute autre considération. Il y a encore des apriori, et pourtant chaque compositeur ou compositrice à son univers, sa propre écriture à laquelle il ou elle s’attache. Alors c’est vrai que les femmes font des projets qui sont souvent moins bien payés que les hommes… un fait étayé par des études. On continue à se poser la question de la faible présence des femmes sur des gros budgets français, Anne Sophie Versnaeyen* avait composé la musique de "OSS 117: Alerte rouge en Afrique noire", mais ça reste anecdotique. On nous confie généralement, à nous les femmes, plus de films à petits budgets…
Je suis consciente qu’il y a un certain nombre de problèmes, mais au delà de certaines évidences, le nombre des femmes peu représentatif, les attitudes conservatrices ; les hommes aussi ont des problèmes, tant ça reste un métier compliqué, et dur.
Et moi dans mon expérience personnelle, autant quand j’étais ingénieur du son, que maintenant comme compositrice, je n’ai pas ressenti de sexisme par rapport à moi. Il y a évidement des attitudes et des comportements ancrés dans nos sociétés, des choses qui doivent évoluer.
* que nous avons eu le plaisir d’interviewer plusieurs fois
Une question encore si vous voulez bien. Nous évoquons régulièrement nos craintes, celles de certains artistes, relatives à L’IA. Quelle est votre perception quant à ce sujet, de plus en plus ‘actuel’ !?
Delphine Malausséna : J’ai l’impression qu’on va devoir en tenir compte ! Parce que c’est un outil qui arrive et se perfectionne de plus en plus. Moi pour l’instant je ne l’utilise pas du tout. Même s’il apparaît évident qu’il va falloir ‘faire avec’. Mais il ne doit pas être autre chose qu’un outil. Ce n’est pas l’IA qui aura une âme et tiendra une conversation avec un réalisateur, c’est certain.
Sur ces mots plein de sagesse nous quittons Delphine Malausséna. Merci à elle pour le temps qu’elle nous accordé, et merci pour ses réponses claires et sans détours.
Sylvain Ménard, mai 2025
Crédit photos : Régis Grman
Lien article musique : https://www.cinemaradio.net/news/sortie-chez-22d-music-de-la-splendide-bo-du-film-oxana-signee-par-delphine-malaussena-909