Entretien avec ISABELLE DURIN

A l’occasion de la sortie de l’album Mémoire & Cinéma (premier opus), j’avais eu l’occasion d’échanger longuement avec Isabelle Durin et de lui demander si elle aurait du temps afin de répondre à un petit Q&A (le fameux Questions & Answers). Comme elle avait fort gentiment répondu par l’affirmative, ceci avait donné lieu à cet échange. L’actualité - ou parfois le manque d’actualité tant le monde est chamboulé - m’incite aujourd’hui à vous livrer cet entretien, d’autant que l’album devrait être suivi cette année d’un second volet ! (voir l’article précédent).

• Comment concevez-vous vos approches mélodiques, toujours dans un esprit très classique et respectueux d’un certain académisme ?

Isabelle Durin : En musique, il y a des codes, il est vrai : nous devons respecter des formes de langage, dû à nos instruments mais aussi à la mélodie préexistante : au terme d’académisme, je préfèrerais celui de « système d’écriture », qui ne cloisonne pas pour autant le créateur (ou l’arrangeur, transcripteur) : l’artiste a toujours voulu se démarquer d’un certain académisme ambiant, pour trouver sa propre voie , sonder et transmettre son propre style.
Là, nous ne créons pas comme un compositeur, ayant devant lui une page blanche : nous reprenons les motifs, les tournures de phrases propres à nos instruments respectifs, tout en apportant, avec une pointe de fantaisie (!!) une autre lecture, mais toujours fidèle à l’original.


• Quelle approche pour une musique « ethnique » ?

Isabelle Durin : En tant que violoniste classique, je dirais que c’est pareil : nous l’aborderons toujours avec un savoir-faire et un doigté « classiques », entendons par là un style d’approche occidentale. On aurait tendance à réduire la musique hébraïque ou hébraïsante au seul terme de klezmer, qui est un style bien défini, lui aussi avec ses codes, ses règles d’écritures… Certains compositeurs d’origine ashkénaze ont puisé dans le folklore, comme l’ont fait Bela Bartôk, Dvorak, Albeniz, Granados… C’était une époque, il faut le rappeler, où les écoles dites nationales avaient le vent en poupe au 19ème siècle : elles désiraient revenir à une certaine authenticité en puisant dans leurs racines musicales, et se démarquer de l’hégémonie de la musique allemande et italienne qui sévissaient à ce moment là et qui justement imposaient des formes strictes d’écriture !


• Quelle est la part de vos racines dans votre jeux ? La part hébraïque est-elle suffisamment importante pour influencer vos choix d'interprétation, de concerts ?

Isabelle Durin : Il est vrai que j’ai voulu, à un certain moment, me rapprocher d’une part de mon identité : n’ayant pas été éduquée dans la religion juive, stricto sensu, ce qui transparaissait était une appartenance, un attachement à un héritage. Alors ce type de musique m’a touchée d’emblée, comme on tombe sous le charme d’une personne au premier regard et qu’on a l’impression de l’avoir toujours connue ! J’ai choisi ce thème de prédilection car cela m’intéressait de sortir aussi des sentiers battus, à l’instar de mon goût pour les compositeurs des écoles nationales précédemment cités que j’aimais jouer en concert, musique scandinave, hongroise, espagnole, russe, tchèque… : c’était un peu dans la droite ligne de ces envies musicales !


• Est-ce que vos idées évoluent, en fonction de ce qui vous anime, de paramètres plus larges, comme les évènements mondiaux ou pour d’autres raisons ?

Isabelle Durin : Ce qui m’a paru intéressant, outre le fait musical, était ce qu’il symbolise, ce qu’il témoigne ; l’idée thématique d’abord (l’identité juive via les traditions, Yentl, un Violon sur le Toit, Yiddish Mame, Oyfn Pripetchik, Yidl mitn Fidl… et la période de la Seconde Guerre Mondiale : La Vie est Belle, La Liste de Schindler, La Passante du Sans Souci… ) annonce la couleur et laisse entrevoir une volonté de rendre hommage à des films « passeurs de mémoire » : en tant qu’artiste, je voulais me situer dans cette même trajectoire, ce même chemin, en étant une passerelle pour que cette mémoire reste vive au contact des sons ! Quoi de mieux qu’une mélodie pour instiguer un message ? Les Hymnes nationaux en sont un parfait exemple, ils fédèrent des peuples entiers ! Là, ces films sont fait pour fédérer un public qui alors communie, se recueille, et n’oublie pas ou tente de ne pas oublier. Les films servent à ça aussi et ne sont pas un simple divertissement : ils ont un message sous-jacent et les remettre au goût du jour, les exhumer pour certains, leur redonner vie, c’est ça aussi la mémoire, celle d’un cinéma qui nous conte des histoires qui s’avèrent être, il est vrai, toujours d’actualité…


• Et justement, d’où vous viennent vos aspirations, les recherchez-vous au sein de votre culture personnelle et de vos rencontres ?

Isabelle Durin : C’est un tout, comme je le disais plus haut ; ces aspirations viennent d’une proximité avec ce style de musique, et il est vrai qu’écouter en boucle les merveilleux albums de Itzhak Perlman consacrés à la musique juive et aussi au cinéma (cf. Tradition et Cinema Serenade) a dû m’influencer et m’inspirer. Yiddish Mame et Papa can you hear me ? que nous reprenons dans l’album viennent des versions de Perlman. Le choix de mon instrument y est aussi pour quelque chose ! Il n’y a pas de fumée sans feu !! Je me suis nourrie aussi de ma culture cinématographique et revoir au cinéma La Passante du Sans-Souci a été très fort émotionnellement, surtout au moment du générique quand on entend la chanson de fin….


• Mais pour revenir sur l'inspiration justement ; lisez-vous beaucoup - et en avez-vous le temps… quels sont vos auteurs préférés, y puisez-vous des envies ?

Isabelle Durin : J’ai des périodes, comme tout le monde, mais il est vrai que j’ai moins le temps de lire qu’auparavant… je le regrette ! J’ai relu récemment la Passante du Sans-Souci de Joseph Kessel ; j’avais lu dans mon adolescence , Isaac Bashevis Singer, sur les conseils de ma mère, qui l’aimait beaucoup. Ses nouvelles sont des petits bijoux et Yentl en fait partie ! D’autres livres m’ont marquée, comme Corps et âmes de Franck Conroy ou la Tâche de Philip Roth, encore une histoire d’identité….


• Quels sont les défis que vous vous estimez obligée de constamment relever, la couleur et le tissu mélodique (album Mémoire & Cinéma) ?

Isabelle Durin : Le premier défi était : comment retranscrire au violon et piano le fameux « Symphonisme Hollywoodien » de Ernest Gold, (Exodus), ou Alfred Newman (Le Journal d’Anne Frank) ? Comment ne pas perdre cette patte et masse sonores, ce son large et plein, quasi emphatique d’une écriture post-romantique très riche, et très compacte ? On a trouvé un juste milieu avec Michaël, qui a fait un travail remarquable pour la partie piano : nous ne voulions pas surcharger la partition d’effets - surtout qu’au violon, on peut friser rapidement le côté « paganiniesque », ah ah ! - comme pour palier à un « vide » sonore (passer de 100 musiciens à… 2 !!). In fine, cela sonne, je pense, très bien !


• Que représente pour vous votre musique, ses traditions : un catalogue d’images, de concepts, de sensations ?

Isabelle Durin : Les trois réunis : le cinéma est une expérience multi-sensorielle : l’ouïe, la vue mais aussi les vibrations (le son dolby stéréo, et oui !!) ; rien ne compte que le moment présent, les images qui défilent et les musiques qui les accompagnent. Tout se passe hic et nunc , alors lorsque l’on réécoute ces musiques, sans les images, il est vrai que celles-ci reviennent à la surface, comme associées automatiquement au contenu visuel, à des répliques, des dialogues et surtout à des émotions vécues à ce moment-là.


• De grandes traditions musicales perdurent en Asie et dans une partie du Moyen-Orient, comment les ressentez-vous ? Certains orchestres ont des réputations internationales, d'autres sont connus, mais finalement ne touchent que les spectateurs de leur pays – n'est-ce pas un risque d'étouffer sinon la créativité, du moins la transmission d'un patrimoine.

Isabelle Durin : Comment pérenniser des traditions ? Doivent-elles évoluer ou être conservées comme telles, immuables, comme un rocher stable et solide ? Toute institution est mouvante car vivante ; elle se doit d’écouter d’une oreille attentive les désirs, projets d’innovation, d’ouverture, d’éclectisme. Toute fermeture par peur du changement sectarise et impose petit à petit un rétrécissement des champs d’investigation, du sens de la créativité, de l’audace de l’esprit d’entreprise.
Dans nos sociétés occidentales, on aurait tendance à limiter les risques créatifs non pour des raisons idéologiques (quoique !) mais pour des raisons de… rentabilité. Il faut être rentable ; quand l’économie se mêle à la création, cela amène des dérives…


• A ce titre, jouer une musique tzigane, hébraïque ou plus ou moins moyen-orientale, devient-elle une gageure – comment intéresser et attirer le public ?

Isabelle Durin : Le public aime sortir des sentiers battus, prendre des chemins de traverse également ! Un projet original peut capter son attention, et aux musiciens classiques d’oser s’affranchir du sérail, (sans se galvauder pour autant), comme le font un peu plus que nous les Anglo-Saxons.


• Que pouvez-vous nous dire de cette tradition, telle que vous la « traduisez », s'agit-il d'une partie de vous, de souvenirs et d'images à transmettre !

Isabelle Durin : Pour ma part, il est vrai que cette tradition juive d’Europe de l’Est, je ne la connais que par mon instrument, le violon, n’ayant pas d’origine ashkénazes, mais séfarades. Cependant, lorsqu’il est question d’identité, de musique, de culture, je ne vois pas de différence géographique. L’identité juive est dans la forme plurielle mais en même temps unique dans le fond.
Il est certain qu’un projet comme celui-ci se nourrit d’un passé propre, de souvenirs ; il est un ensemble de pièces qui s’articulent au fur et à mesure et composent une espèce de puzzle, où tout s’emboîte, s’agence harmonieusement.


• Partant de là, le répertoire semble des fois assez mélancolique, mais n'est-ce pas simplement parce que comme pour toute chose nous n'en voyons qu'une petite surface ?

Isabelle Durin : La musique juive est de mode mineure la plupart du temps ! Est-ce à dire qu’elle est triste ??
Cela serait en effet réducteur : elle exprime , il est vrai, la nostalgie, l’exil, la Diaspora, les pogroms, la Shoah et révèle le passé lourd de tout un peuple, avec La Liste de Schindler, Defiance, La Passante du Sans-Souci ! Mais pas que… Le Violon sur le Toit, La Vie est belle, le Journal d’Anne Franck, Exodus sont autant de musiques empreintes de vivacité, d’allant, d’espoir, d’héroïsme comme pour exorciser les démons, chasser le « mauvais œil » ! et affirmer l’invulnérabilité au-delà de l’Horreur perpétrée. Alors, elle exprime l’intime, l’émotion pure, et revêt, peut-être par pudeur, par superstition, son vêtement lunaire pour exprimer des événements festifs de la vie.

Nous concluons ici cet entretien. Il prend aujourd'hui et en cette très particulière fin d'année 2020 une dimension assez troublante, alors que nous sommes « en guerre » contre une pandémie. Il faut sauvegarder ce qui doit l’être, rester ce que nous sommes et nous battre contre l’obscurantisme, préserver les Arts et les Spectacles, et dans cet entretien il y a comme un écho de ces problématiques soulevées par la crise, où l’on s’aperçoit que trop souvent le gain ou la recherche de rentabilité n’auront été que le seul objectif ! Sans présumer de l’avenir, souhaitons en tout cas des jours meilleurs pour l’année qui vient.

Merci à mon amie Isabelle Durin pour cet échange et nous espérons à bientôt pour parler de son travail sur cet album que nous avions évoqué il y a peu…

Sylvain Ménard, décembre 2020