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THE LAST HILLBILLY EST UNE ÉPOPÉE AMÉRICAINE, LE DOCUMENTAIRE À VOIR ABSOLUMENT !
18 juin 2021 à 16h25
« Tout le monde sait que nous sommes ignorants, pauvres, violents, racistes, consanguins. Tout ça est vrai. Que nous sommes responsables de l’élection de Trump et tout ce merdier. Selon les infos, en tout cas. »
LE FILM
The Last Hillbilly c’est la preuve que les films documentaires savent nous toucher ; et nous toucher dans le bon sens, car sans user de clichés, d’exagération ou d’un discours larmoyant ou condescendant, la parole est donnée à ceux qui sont les personnages principaux, ni des héros, ni des acteurs, mais de simples personnes, passionnantes et profondes.
Si le sujet - alors que les élections américaines ont renvoyé un reflet terrible et nihiliste de ce 'grand pays' - ne nous étonnera pas nécessairement, cette incursion dans cette Amérique perdue et cachée, est tout simplement hallucinante et quelque part salvatrice. En nous proposant cette immersion que les réalisateurs ont vécu au long de semaines et de mois, cette plongée dans un quotidien d’où nous sortirons grandi grâce à ces personnalités aussi humaines que sincèrement attachées à leur racines ; ce sont non seulement des gens que nous côtoyons, mais des personnalités riches et complexes, des personnalités comme celle de Brian Ritchie, un homme au verbe qui semble rare au début et qui peu à peu nous étonne de par sa richesse et la poésie qu’il porte en lui. C’est donc ici que toute la force du documentaire de Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe prend son sens. Réussissant à nous montrer ces habitants d’un Kentucky que les réalisateurs de fictions auraient pu nous décrire comme arriérés et violents*, sous leur vrai jour, timides et réservés, mais accueillants ; éloignés des affaires du monde, mais renseignés et ouverts à ce monde justement ; The Last Hillbilly nous impose un constat aussi dur qu’évident, nous ne sommes pas les seuls tenants de la sagesse et du savoir. La scène la plus innocente, la plus évidente, serait probablement celle vers la fin, où deux jeunes filles (assez jeunes de fait) discourent entre elles de ce qu’elles feront plus tard, des possibilités de travail dans ce Kentucky si rural et montagnard, de leur vie d’après. Vous avouerez qu’il n’est pas certain que dans nos contrées occidentales et se voulant hyper civilisées, des jeunes filles de 14, 15 voire 16 ans, fassent grand cas de l’avenir avec cette acuité économique et sociétale que l’on distingue chez ces deux jeunes américaines ! Aussi de fausses impressions en révélations, ces habitants nommés 'Hillbillies' s’avèrent bien plus marquants et humains que nombre de leurs concitoyens des villes riches et aisées.
C’est une ode au grands espaces, à la capacité - on pourrait utiliser le mot ‘résilience’ - de l’être humain à malgré tout s’épanouir dans une forme d’adversité, celle à laquelle doit faire face une contrée meurtrie par la crise où l’on nomme les gens des péquenots, des cul-terreux, parce qu’ils ne sont pas comme nous, ou vivent dans des endroits que nous ne connaissons pas. Malgré ce format 4/3 qui rétrécit l’espace, les deux réalisateurs soulignent la vastitude de ces lieux, et resserrent d’autant le cadre sur l’humanité et la force de ces personnes, ces Hillbillies, dont Brian Ritchie sait se faire le chantre, ultime poète d’un monde qui semble être comme en déshérence, trop anachronique, pas assez moderne. En voulant se détourner des sentiers battus, de cette Amérique finalement emplie de clichés et sans surprise, Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe ont réussi à nous inviter dans un univers inconnu de nous, aussi riche qu’il est étonnant, aussi résistant que le monde qui les entoure est décevant parfois. Grâce soit donc rendu à nos deux réalisateurs pour cette pérégrination poétique et vraie, cette découverte d’une Amérique profonde, d’une contrée pétrie de traditions et dans le même temps si marqué par les âges !
A la liste des qualités de ce métrage, nous ajouterons un travail remarquable sur la couleur, sur les sons ; sans oublier évidemment une musique parfaite qui soutient la voix de Brian Ritchie, travaillant les ambiances, les sonorités, nous renvoyant à de sombres et tristes évocations, soulignant cette forme de désespoir et de fatalité quant à l’avenir de ce coin perdu.
* Il suffit de se tourner vers des classiques de l’horreur, Massacre à la Tronçonneuse, Délivrance, ou de nombreux épisodes de séries (dont La Meute de X-files), qui tous auront insisté sur cette vie sauvage, ces gens des bourgades reculées et cette violence sous-jacente.
L’ENTRETIEN AVEC LES REALISATEURS
• The Last Hillbilly c’est une visite chez les péquenots américains ! Comment et pourquoi cette idée ?
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Le film est avant tout né de la rencontre déterminante que nous avons faites en 2013 avec Brian dans l’état du Kentucky, où il réside. Nous étions partis tous les deux aux Etats-Unis avec le désir de nous rendre dans un endroit qui ne serait pas cartographié par le tourisme, pour pouvoir saisir l’Amérique à travers un autre point de vue, pouvoir faire l’expérience de l’Amérique ailleurs que là où nous étrangers nous rendons en général. Et c’est donc dans le Kentucky que par hasard et par miracle, nous rencontrons Brian. Ce soir là, c’est lui qui vient nous parler, curieux de voir deux français débarquer dans son coin, un endroit qui n’intéresse personne, que les américains traversent sans s’y arrêter et peu connu du reste du monde. Immédiatement un lien très fort, d’abord amical, se tisse entre nous. Nous découvrons l’homme, nous découvrons la puissance de ses textes, sa passion pour son identité hillbilly, dont il nous parle sans cesse, lui qui choisit de prendre cette insulte à bras le corps pour en faire une identité qu’il assume, réfléchit, remet en cause, en assumant aussi le fardeau que cette image représente. C’est ainsi que nous nous sommes intéressés à ce que représente ce terme insultant, hillbilly, un terme que les américains connaissent bien mais dont nous ignorions la réalité qui lui était accolée.
• Votre film est sur un sujet assez étonnant, notamment pour nous autres européens ! Cette question des oubliés, de ceux qu’on critique n’est pas nouvelle, mais vous l’approchez différemment, vous soulignez les faiblesses et en même temps la force de ces gens...
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Nous avons voulu vraiment saisir ce qui se jouait à cet endroit et ce que traversait Brian en tant que 'hillbilly'. Pour pouvoir rendre compte de cette identité qui nous était étrangère, nous avons passé beaucoup de temps sur place. Pendant 7 ans, nous nous sommes rendus chez lui, nous avons partagé son intimité, celle de sa famille, de ses proches, et c’est ainsi que le film est né peu à peu. La réalité sur place était complexe et les personnes que nous avons côtoyées portaient en eux cette densité. Brian est quelqu’un qui a choisi de s’emparer de cette insulte pour questionner ce cliché, interroger les stéréotypes qu’elle véhicule et plutôt que de s’en défendre, il essaie de mettre en perspective ce stéréotype en revenant sur l’histoire de son clan, et plus largement sur celle des habitants des Appalaches. Nous ne voulions pas porter un jugement moral, juste tenter de saisir ce qui fait que les hillbillies se trouvent dans cette sorte d’impasse, en remontant dans le passé, en éprouvant le présent et en tentant de capturer vers quel futur leur situation les projetait. Pour nous dépouiller de tout cliché, nous avons d’abord choisi de vivre en immersion totale avec Brian et sa famille. C’est ainsi que nous avons pu rendre compte de ce qui se joue dans cette région.
• Comment avez-vous apprivoisé cet américain, tellement différent, tellement ouvert, perdu dans cette campagne abandonnée ?
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : C’est Brian qui est venu nous voir et c’est lui qui a voulu nous faire découvrir sa région. Il avait envie de faire ce film, le désir était mutuel. Nous l’avons apprivoisé, lui et ses proches, en étant en immersion totale avec eux. Au cours de toutes ces années de repérages et de tournages (nous nous y rendions tous les ans, voire plusieurs fois par an), nous vivions avec Brian dans son mobile home, nous dînions chez ses parents, nous jouions avec les enfants, nous faisions les rondes dans la ferme avec le frère et le père de Brian, et c’est ainsi que nous avons appris à entrer dans leur intimité en leur faisant accepter notre présence, et notre matériel. L’impératif éthique allait de pair avec l’exigence esthétique. Certaines personnes étaient plus secrètes, plus pudiques que d’autres, mais nous avons réussi à nous faire accepter, à être accueilli dans la famille de Brian. Ce dernier a en quelque sorte été notre passeur, nous étions si proches de lui, dans une relation amicale et artistique tellement forte, que les personnes qui gravitent autour de lui, famille, amis, nous ont tous accueilli avec une grande générosité. Il y avait un lien de confiance très fort, d’abord avec Brian, puis avec chaque membre de sa communauté, qui a rendu le film possible.
• Brian Ritchie, le personnage central de votre documentaire, est au-delà de tout ce qu’on pensait connaître... un érudit et un penseur, un poète, sensible et ouvert aux autres... et dans le même temps il représente cette image galvaudée par les séries, les films, cet américain ‘paumé’...
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Brian est un autodidacte curieux de tout. C’est quelqu’un d’assez solitaire qui vit beaucoup dans son univers intérieur, qui a une très grande acuité même si pour autant il reste mu par des forces qui le dépassent et par un destin qu’il ne maitrise pas entièrement. La force de ses poèmes nous a immédiatement frappée. Ils témoignent autant de sa vie personnelle et de ce qui le hante en tant qu’homme, père, frère, que de ce que la région qu’il habite et qui l’habite traverse. C’est ce qui était passionnant à travailler notamment au montage : nous voulions à la fois plonger dans son intériorité, donner corps à ces magnifiques poèmes, tout en le mettant en jeu en tant que personnage. Son itinéraire de personnage qui termine à la fin seul face à un grand vide, dans une sorte d’impasse, est d’autant plus fort que nous avons pu saisir sa grande intelligence, sa capacité à analyser, à formuler une pensée profonde et très dense, mais qui ne le sauve pas non plus. Il est un penseur et un poète, mais aussi un homme qui ne maitrise pas son destin, encore moins celui de toute cette population appalachienne. Sa singularité, sa sensibilité, et le fait qu’il soit en même temps en quelque sorte en retrait du monde qu’il habite lui donne une position particulière : il est à la fois acteur et témoin de ce qui se joue. Un pied dans le monde des hillbillies et un pied dehors.
• Il y a une poésie omniprésente dans le métrage et une très belle photo, comment avez-vous travaillé cette osmose ?
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Nous voulions faire un film poétique et sensible, plus qu’intellectuel et analytique. Nous voulions être à même de donner vie aux possibles que nous offrait le réel que, de dépasser la vie que l’on saisit au vol pour explorer des sentiers moins évidents, rendre compte du réel avec un dialogue nouveau entre l’image, le son, la musique. Les poèmes de Brian et la volonté de plonger dans cette matière textuelle étaient là dès le tout début de l’écriture de ce projet. Ainsi sur le tournage, nous savions que nous voulions entrer dans le mouvement des corps, entrer dans le sillage de Brian et aller à la rencontre de son être d’une manière elliptique et sensorielle. Nous avions aussi envie d’attraper des images, des scènes à la volée. Nous savions que l’irruption des poèmes dans le film ferait appel à un montage plus associatif que narratif, ainsi nous avons tourné en fonction, nous intéressant à des détails, filmant les corps différemment, par fragments, de manière instinctive, afin de pouvoir saisir la vie au vol et trouver des plans, des cadres qui pourraient répondre, dialoguer avec la poésie de Brian. Nous pensions, dès la genèse du projet, travailler l’idée de décomposition d’un espace. Pour cela, nous avons choisi d’utiliser un cadre resserré d’où l’usage du format presque carré ou 1.33. Ce format quelque peu hiératique permet de casser d’emblée les représentations stéréotypées du cinéma des grands espaces et de ne pas céder à la démesure qu’ils semblent appeler. Nous avons ensuite longuement travaillé au montage pour affirmer cette approche poétique que nous avions longuement préparée à l’écriture et lors du tournage. Le montage du film a représenté un moment où le travail devient presque musical. Il s’agit de trouver le bon rythme, d’être extrêmement précis, minutieux, de trouver après plusieurs années de tournage ce qui allait permettre de structurer le film et de traverser les différentes temporalités. De jouer avec ce que les images disent, ce qu’elles taisent, ce qu’elles cachent, ce que le son, des bribes de paroles, une ligne musicale, peut aussi révéler différemment que ce que par exemple un entretien pourrait apporter plus simplement. Nous voulions trouver notre propre langage, et cette osmose entre la poésie des mots et la force des images s’est travaillée de manière très précise et exigeante au montage et ensuite en mixage et en étalonnage.
• The Last Hillbilly était un film documentaire complexe à mettre en oeuvre et à produire ?
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Nous avons commencé à travailler avec Jean-Laurent Csinidis et sa société Films de Force Majeure dès 2016. Nous savions tous les trois que le film ne saurait se faire autrement qu’en étant en contact très régulier avec le territoire et les personnages de notre film. La production du film a ainsi respecté ce choix là, qui consistait à réaliser de repérages longs et réguliers, afin de nous imprégner de la réalité de ce monde mais aussi pour procéder à des essais filmés. Chaque réécriture du projet a toujours été précédée d’un séjour dans le Kentucky, et l’écriture s’est ainsi constamment nourrie de notre expérience du terrain, de nos observations et du travail de mise en scène que nous avons pu mettre à l’épreuve d’année en année. Nous sommes restés sept mois avec Brian et sa famille étalé sur quatre ans. Nous y sommes allés au moins une fois par an, un mois, deux mois, quinze jours.
Jean-Laurent Csinidis avait une vision très claire de la production de notre film et il a toujours mis en oeuvre un travail exigeant, ambitieux et réfléchi quant aux choix de production. Chaque étape de la production, des premières aides à l’écriture jusqu’aux aides en post-production ont été réfléchies et envisagées afin de pouvoir avoir de réunir les meilleures conditions financières et artistiques pour que notre film puisse naître. Cela a été un parcours long et semé d’embuches, comme tout parcours de financement d’un film, mais le plus important est que les choix de production nous ont toujours permis de nous rendre longuement et régulièrement sur place. C’était vraiment le meilleur choix possible pour ce film fondé sur un projet d’immersion totale dans le territoire que nous filmions et au sein des personnes qui habiteraient le film final.
• Comment s’est déroulé le tournage ? On a l’impression que vous étiez accueilli plutôt favorablement. C’est une drôle de perception - est-ce dû à votre statut d’européen, car on a l’impression qu’ils ne sont ni incultes, ni refermés sur eux-mêmes !
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Effectivement, être Français a représenté un avantage. Nous venions d’un pays étranger au leur et cela a joué en notre faveur. Si nous avions été New Yorkais ou Californien, cela aurait été vraiment compliqué car nous n’aurions pas eu cette virginité face à l’expression 'hillbilly' et par tout ce que ce terme englobe. Ainsi, toutes les personnes que nous avons rencontrées sur place étaient intriguées par notre présence et plus encore touchés par le fait que nous revenions les voir régulièrement. Nous avons aussi eu constamment une position éthique très forte : si les conditions de vie sur place sont très précaire, nous avons toujours cherché à les filmer pour ce qu’ils sont, des êtres humains dignes, qui tentent d’exister, de survivre dans un monde violent, sur un territoire en déshérence mais auquel ils sont pourtant extrêmement attachés. En dehors du tournage il y a eu une expérience humaine forte qui a permis de tisser cette confiance avec des personnes au demeurant timides et pudiques. Nous avons été très attentifs et concernés par le fait de filmer avec respect les personnes rencontrées. Il ne s’agissait pas d’en faire des héros mais de tenter de nous approcher de leur humanité, sans arriver avec des idées préconçues sur eux, de saisir véritablement ce qu’ils traversent au quotidien en vivant avec eux sur place.
• On vous placerai avec ce documentaire dans la catégorie des grands... C’est d’ailleurs curieux de constater à quel point entre les sujets difficiles, la façon de filmer, d’argumenter et de mettre en scène ; le documentaire est devenu en très peu d’années totalement différent. Comment percevez-vous cette évolution, alors que vous contribuez à l’édification de nouvelles normes, d’une nouvelle façon d’appréhender un documentaire ?
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Le terme 'documentaire' englobe une réalité et une diversité d’approches de plus en plus larges. Les cinéastes tendent actuellement à repousser les limites de ce que travailler avec le réel peut signifier et nous trouvons cela très vivifiant et passionnant. Comme toute œuvre, le film documentaire s’élève dès lors qu’il met en jeu un point de vue qui renouvèle le regard que l’on peut porter en tant qu’êtres humains et spectateurs sur ce que l’on appelle 'le réel'. Il y a d’excellents documentaires qui ne reposent plus uniquement sur le fait de capter une parole, de saisir le réel et de le restituer tel quel. C’est ce qui fait la beauté de cette pratique du cinéma: l’immense liberté artistique qu’elle permet. Le réel ne se limite pas à ce que l’on voit et entend, et l’évolution du genre documentaire tend à montrer que les cinéastes ont envie de se saisir de cette matière première que le réel leur offre tout en se permettant d’être ensuite plus libres dans leur mode d’énonciation, dans leurs choix esthétiques. Être capable de donner vie à ces possibles du réel, de dépasser la vie que l’on saisit au vol pour explorer des sentiers moins évidents, c’est aussi ce qui fait la beauté d’un documentaire de cinéma. Pour autant, ce qui prime reste avant tout le rapport sincère et exigeant aux personnes que l’on filme. L’engagement esthétique et artistique du cinéaste va toujours de pair avec une éthique qui s’exprime tant au tournage que lors du montage du film. C’est ce qui continue de séparer le genre documentaire de la fiction : un documentariste doit être à la hauteur du don et de la générosité qu’il demande à ceux qui acceptent de jouer le jeu et de s’exposer totalement. C’est le cas aussi en fiction bien sûr, mais dans le documentaire, la prise de risque de la personne filmée et de celui ou celle qui la filme est grande et à un moment donné, c’est aussi cela qui compte et dont le film rend compte.
• une réflexion sur les deux enfants (...des jeunes filles) qui vers la fin nous donnent une leçon d’économie, de gestion des capacités locales, des besoins ! C'est très surprenant... C’était totalement improvisé ?
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Cette scène est en partie le fruit d’une improvisation et représentative de la manière avec laquelle nous avons travaillé. Nous connaissions ces deux jeunes filles depuis plusieurs années et nous savions que leur entrée dans l’adolescence allait nécessairement les projeter au moins mentalement dans le futur qui pourrait se dessiner. Il se trouve qu’elles aimaient aller bronzer au soleil tout en haut de la colline, à côté de la ferme familiale. Un jour, nous avons décidé de les accompagner et nous avons posé notre caméra, lancé l’enregistreur et nous leur avons proposé de parler de leur avenir. D’abord, elles étaient timides, puis peu à peu, à force de les relancer, de créer un tremplin pour qu’elles puissent ensuite s’émanciper et ne plus être en lien avec nous filmeurs, la scène a soudain pris son envol lorsque nous avons arrêté de converser avec elles mais qu’elles ont spontanément commencé à converser ensemble, seules, sans notre intervention. Cette scène témoigne de notre démarche de cinéastes sur place : nous souhaitions être invisibles. Nous avons passé beaucoup de temps sans caméra, à observer, à saisir le potentiel dans les différentes situations dont nous étions témoins. Parfois une scène se déroulait spontanément et nous la filmions sans intervenir, mais parfois nous avions repéré des lieux qui nous semblaient propices pour que certaines thématiques puissent prendre corps à cet endroit. Alors, nous étions d’abord dans un dialogue avec les personnages, et puis, progressivement, les personnages prenaient leur envol, oubliaient la caméra, et vivaient véritablement la scène comme si la caméra n’existait plus, comme c’est le cas de cette scène entre les deux jeunes filles.
• Un dernier mot sur la musique et cette poésie des sons ?
Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe : Nous savions dès l’écriture que la musique aurait un rôle important, qu’elle ne serait pas seulement illustrative, ou comme un accompagnement de certaines scènes, mais qu’elle puisse devenir un élément à part entière de la narration dont elle est souvent, quand elle est présente, l’élément moteur. Nous avons beaucoup discuté en amont du tournage avec Tanya Byrne du groupe anglais Bismuth, et Jay Gambit, musicien issu de la scène noise de Philadelphie et ensuite leur intervention a eu lieu dans la première phase de montage. Nous avons organisé une session d’enregistrement de plusieurs jours, afin qu’ils puissent composer une véritable BO d’après un premier montage image. Ils ont alors créé une partition à l’aide d’instruments appartenant au folklore de la musique appalachienne, travaillés jusqu’à les rendre méconnaissables, comme un écho lointain d’un passé révolu, et de bruits d’industries minières – jadis très présentes dans l’est du Kentucky, mais désormais appelées à disparaître – enregistrés in situ. La musique ainsi créée prolonge le ressenti de Brian et donne à entendre tout à la fois l’agonie d’une région et le sombre pressentiment de celui qui y assiste et redoute sa mort prochaine. Avoir la BO du film à disposition au tout début du montage a été fondamental, car elle a alors eu un rôle très important dans la façon dont nous avons structuré le film et dont nous avons rendu compte du réel que nous filmions. Nous avons fait un long travail sonore, en dehors de la musique, d’abord au tournage, en récoltant une grande quantité d’ambiances et de sons seuls sur place et ensuite au montage et au mixage. Nous savions que notre film se devait d’être immersif et que nous voulions nous fondre dans l’intériorité de Brian, ce qui ne se limite pas à un travail à l’image, mais qui peut être précisé par le travail du son. La musique et les sons nous permettaient de faire décoller du réel certaines séquences, et de plonger le spectateur dans un monde sensoriel, comme c’est le cas pour la partie où Brian parle des habitants qui sont partis pour ne plus jamais revenir, et ceux qui n’ont d’autres choix que de rester, tant ils appartiennent à cette terre sur laquelle ils ont grandi. En mixant la musique, en la faisant apparaître puis soudain devenir un lointain fantôme, en mettant en lumière quelques bribes de phrases ou le vers d’un poème de Brian, nous voulions exprimer quelque chose du désespoir de ceux qui sont restés et rendre compte des fantômes de ceux qui sont morts, ou ne sont plus présents sur le territoire. En cela, l’utilisation de la musique et du son représentaient des outils indispensables pour créer ce moment poétique qui raconte pourtant ce que la région et ses habitants éprouvent, sans pour autant passer par le verbal, l’explicatif, l’entretien.
SYNOPSIS : Dans les monts des Appalaches, Kentucky de l’Est, les gens se sentent moins Américains qu’Appalachiens. Ces habitants de l’Amérique blanche rurale ont vécu le déclin économique de leur région. Aux États-Unis, on les appelle les «hillbillies» : bouseux, péquenauds des collines. The Last Hillbilly est le portrait d’une famille à travers les mots de l’un d’entre eux, témoin surprenant d’un monde en train de disparaître et dont il se fait le poète.
Écrit et réalisé par Diane Sara Bouzgarrou & Thomas Jenkoe ; Voix-off écrite et interprété par Brian Ritchie
Directeur de la photographie : Thomas Jenkoe ; Ingénieure du son : Diane Sara Bouzgarrou ; Montage : Théophile Gay-Mazas ; Musique : Jay Gambit ; Montage son & mixage : Pierre Armand ; Producteur : Jean-Laurent Csinidis ; Directrice de production : Nora Bertone ; Production : Films de Force Majeure
Nationalité France, Qatar
Durée 80 minutes
Soutiens : Centre National du Cinéma et de l’Image Animée, Région Provence-Alpes-Côte d’Azur en partenariat avec le CNC, PICTANOVO avec le soutien de la Région Hauts-de-France et en partenariat avec le CNC, Doha Film Institute, Brouillon d’un rêve de la Scam et le dispositif La Culture avec la Copie Privée, PROCIREP - Société des producteurs, ANGOA, SACEM
Sylvain Ménard, juin 2020