LES FEMMES… LES COMPOSITRICES… LA MUSIQUE DE FILM : QUELLE RECONNAISSANCE ?

Trop souvent oubliées, les compositrices peinent à trouver un écho à leur travail, alors qu’elles sont brillantes et inspirées ; et surtout bien présentes dans ce milieu, aussi pourquoi cette ignorance ? Si l’affaire Weinstein a choqué, elle n’aura au final fait que souligner qu’aujourd’hui encore, la femme, les femmes !, sont bien trop souvent ignorées, délaissées au profit de leurs confrères. Et nous n’évoquerons pas les propos et attitudes mesquines et rétrogrades si fréquemment présentes.

Si sur Captain Marvel en 2019 c’est la compositrice Pinar Toprak qui eut le privilège d’en composer le score (ce qui ne constituait pas la 'première fois', n’en déplaise à certains critiques), cela reste suffisamment rare pour être souligné. Et en guise d'avertissement ne nous embrouillons pas avec les histoires de budget, de films, de grands films, de blockbusters, de films intimistes... car au final tous nécessiteront le même travail de la part de la compositrice ou du compositeur ! A petit film, superbe musique ; à blockbuster, musique sans intérêt ; et inversement ! Rien n'a jamais été aussi vrai et autant démontré.
Sur Joker en 2019, c’est Hildur Guðnadóttir qui composera le score et sera récompensée d’un Oscar de la meilleure musique de film. D’origine islandaise, elle est violoncelliste et compositrice, et outre de nombreuses collaborations, elle a à son actif les scores de Sicario : La Guerre des cartels et Chernobyl.
Comptons également avec Deborah Lurie qui sera récompensé en 2011 et 2012 pour son travail. Elle aura composé une quarantaine de scores, écrit de nombreuses musiques additionnelles pour Tim Burton, Sam Raimi, ou Guillermo del Toro ; et travaillé comme orchestratrice pour Danny Elfman, Mark Snow, John Ottman...
En 2009 Julie Delpy, joue, réalise... et compose la superbe musique de son film La Comtesse !
Jane Antonia Cornish compose pour le film scandinave Island Of Lost Souls une très belle partition, elle sera d'ailleurs nominée au Robert Awards de la meilleure musique. Collaborant autant pour la télévision que pour la scène, elle écrit aussi pour le cinéma, orchestrant également (Kung-Fu Panda, Big Fish...).
Laura Karpman en 2002 écrit pour la télévision le score de Carrie, ou celle de la série Lovecraft Country récemment, et est une personnalité musicale très impliquée dans le paysage télévisuel américain.
Anne Dudley pour The Full Monty obtiendra la statuette en 1998. On n’aura pas oublié qu’elle co-fonda le mythique groupe The Art of Noise. Elle a travaillé avec de prestigieux réalisateurs comme Paul Verhoeven, Neil Jordan ou Paul Schrader.
Il y aura eu en 1997 Rachel portman qui aura obtenu l’Oscar pour Emma, l'entremetteuse. Rachel portman a énormément composé, allant de la série télévisée au film, travaillant avec Jonathan Demme ou Lasse Hallström, dont elle écrira la partition du film Chocolat, où elle sera nominée pour la meilleure musique originale.
Shirley Walker dans les années quatre vingt-dix travaillera avec John Carpenter sur Les Aventures d'un Homme Invisible (1992) et Escape From Los Angeles (1996). Et peu après, sur le film Turbulence en 1997 (Turbulences à 30 000 pieds), Shirley Walker se verra choisir face à des compositeurs connus comme Bruce Broughton, Brad Fiedel, Christopher Young ou Basil Poledouris. L’histoire était alors en marche. (lire l’article publié sur Shirley Walker et Space Above and Beyond)
Michelle Scullion, que nombre de cinéphiles connaissent pour son score sur le Bad Taste de Peter Jackson en 1987, est compositrice et musicienne, se partageant entre ses compositions, l’étude, la musicologue, et la critique, sans oublier la direction musicale.

Il y a des cas intéressants comme celui de Susan Justin en 1982, qui écrit le score de Mutant (Forbidden World) à grand renfort d’effets sonores et électroniques. Et oui, dans ce cas, il s’avère qu’elle se trouve être (par le plus grand des hasards) la petite amie de Allan Holzman le réalisateur du film. L’histoire ne dit pas si le cas inverse s’est souvent présenté, le seul exemple qui puisse nous venir à l'esprit étant la collaboration (sur la longueur) entre la réalisatrice Julie Taymor et son compositeur de mari Elliot Goldenthal !
Le grand classique des années quatre-vingt, TRON, bénéficiera d'un score puissant et inspiré de Wendy Carlos, la même qui aura contribué au Shining de Stanley Kubrick en collaboration avec Rachel Elkind. En 1971 elle aura travaillé sur les arrangements du Orange mécanique de Stanley Kubrick (sous le nom de Walter Carlos). Elle aura contribué à développer le fameux synthétiseur MOOG. Une biographie est consacrée à son travail et à son histoire (Wendy Carlos: A Biography (Cultural Biographies)).

C’est ainsi qu’au travers de ces quelques exemples - et attention ce ne sont que des exemples, pardon à celles que je n’ai pas cité - on prend un peu la mesure de la présence féminine dans la musique de film.

Et en France me direz-vous ? Et bien en France, nous sommes toujours aussi frileux. Entre des commentaires déplacés sur les qualités ou la technique des compositrices (confidences reçues lors d’une interview et relatives à des commentaires, que je ne citerai pas ici, mais qui sont malheureusement le reflet d’une mentalité aberrante) ; et la réalité des faits qui aura vu une énième cérémonie des Césars sans femme compositrice, on ne peut que constater des habitudes qui perdurent, des réflexions souvent machistes, parfois simplement désobligeantes...
Pourtant il existe un vivier de compositrices françaises oeuvrant dans le milieu de la musique de film. Il nous vient à l’esprit Maïdi Roth qui aura composé sur Héroïnes et Taxi 2 de Gérard Krawczyk, puis Béatrice Thiriet qui composera notamment pour les métrages de Dominique Cabrera, Anne-Sophie Versnaeyen dont la filmographie s’étoffe de plus en plus, de musiques originales, au travail d’orchestration en passant par la musique additionnelle. Nous n’oublierons pas Axelle Renoir, Emilie Simon, et enfin notre épatante et inspiré Florencia Di Concilio que nous avons pu entendre sur le beau film d’animation Calamity.

Aussi pas de quoi grimper aux rideaux me direz-vous ! Pas faux... entre une présence souvent court-circuitée (cérémonies de la Sacem, cérémonies des Césars), on peine à trouver nos compositrices qui pourtant sont présentes. La représentativité - à peine 6%, et que l’on parle du monde ou de la France - fait que lorsqu’on parle de musique de films, on envisage un compositeur et non une compositrice. Il est un fait indéniable, les femmes sont bien moins présentes, il est un autre fait indéniable, c’est qu’à l’aulne de capacités similaires ; et on ne parle ni de goût, ni de justesse par rapport au sujet ; la production ou la réalisation choisiront un homme !


Il faut parler du travail effectué par les femmes, de leur présence également en tant que créatrice. Il ne faut pas oublier parallèlement à ceci, de rappeler qu’il y a de nombreuses chefs d’orchestres, de talentueuses interprètes - et noblesse oblige, les cantatrices qui ont toujours été vénérées... Inutile de rappeler le statut de star d’une Montserrat caballé, d’une Mady Mesplé, d’une Cecilia Bartoli, d’une Natalie Dessay, d’une Barbara Hendricks ou bien sur d’une Maria Callas ! Le paradoxe dans tout ceci est que la femme qui brille tant, est présente, ou parfois omniprésente, dans des spectacles, des tournées comme celles des stars de pop, de soul, de musique moderne. Ou est alors le problème ? Est-ce la simple visibilité qui serait à la source du problème ? Et concernant la musique de films (parent pauvre du cinéma), dernière servie la plupart du temps sur les budgets télévisuels et cinématographiques, les mentalités peinent à évoluer.
Alors c’est vrai que l’on vénère finalement ce que l’on voit immédiatement. Curieuse réflexion me direz-vous ? Pas tant que ça. Combien parmi les fans de cinéma, les amoureux du 7ème art, s’intéressent à la production d’un film, aux artistes talentueux qui travaillent d’arrache-pied pour le façonner, le construire petit à petit afin de lui donner vie ? On est conscient de la réalisation, de la production (clairement un milieu d’homme), de la conception, du travail sur les décors, des trucages, in fine de la post-production ! Mais ‘quid’ de la musique !?
C’est bien là où on va se rendre compte des errances du système - et on ne parlera pas d’ignorance, certes non ! Depuis le 18ème siècle les femmes, soeurs, muses, ont été sources de créations, mais également créatrices et donc compositrices, de Alma Mahler à Fanny Mendelssohn et jusqu’à Clara Schumann. (Je vous invite à relire l’article La composition musicale est-elle un milieu d'hommes ?)

Non ; nous sommes confrontés à des choix - et ce n’est que de cela qu’il s‘agit - qui entérinent des habitudes, des (presque) coutumes, qui veulent que l’on pioche dans un vivier spécifique, faisant abstraction de tout ce qui existe à côté. Alors c’est vrai que ce phénomène existe pour les réalisateurs et les acteurs, mais il est encore plus flagrant en ce qui concerne la composition.
Parlant d’ailleurs des acteurs et des actrices (ou inversement), pourquoi ne pas envisager - puisqu’il y a un tel écart de représentation entre les compositeurs et les compositrices - une distinction ‘meilleur compositeur’, ‘meilleure compositrice’. On pourrait penser que c’est justement creuser l’écart au lieu de le combler, mais quand on considère les choses il faudrait combien de temps pour voir plus de compositrices, suffisamment pour que dans un premier temps leur travail devienne plus visible ; et dans un second temps qu’elles soient reconnues et plus du tout en ‘compétition’ avec les hommes ? Comment imaginer ‘gonfler’ les rangs de ceux et celles qui se destinent aux études musicales ? Comment ne pas décourager les étudiantes et les étudiants des cursus supérieurs, quand on voit les errances du système, les amphithéâtres surchargés, les parcours sans possibilité de débouchés. Pour revenir à la France, il est navrant de constater que dans un pays comme le nôtre, patrie des plus grands compositeurs et compositrices (une fois de plus soulignons-le), il n’y ait pas d’encouragements, pas d’aide. C’est la force d’un pays que d’être à l’écoute, c’est sa force que de créer l’émulation. La musique de films dans son ensemble souffre d’un manque de visibilité par la faute de ce statut toujours trouble ; car trop de gens dissocient la musique de films et la musique tout court... Les pays anglo-saxons ont une approche pour leur part plus ouverte. N’ayons pas la prétention de régler le problème immédiatement, ne fut-ce qu’en terme de représentativité (rappelons les chiffres, soit environ 6% de compositrices), comment faire pour distinguer telle ou telle personnalité quand les femmes sont si peu !? Un changement de mentalité est une nécessité, c’est un fait. Pour avoir entendu des confidences, pour avoir observé des comportements parfois excessifs ou condescendants, il y a déjà un travail à faire à ce niveau. Mais c’est sans doute aussi par le biais des rédacteurs, des journalistes et des chroniqueurs, de ceux qui relaient l’information ou la décrypte, que l’on pourra aussi avancer.


Une petite précision : lorsque j’emploie par exemple le mot ‘réalisateur ‘, je pense aux réalisateurs et réalisatrices - mais je n’emploie pas la fameuse règle de l’écriture inclusive, trop lourde et si peu littéraire.

Depuis que j’ai eu l’opportunité d’écouter des oeuvres modernes (contemporaines par défaut) écrites par des compositrices, j’ai été sensible à leur approche et à leur travail, et ceci incluait la musique de films.
Travailler avec les femmes, respecter et comprendre leur travail, tout comme on peut le faire avec celui des hommes ; est primordial. J’ai eu la chance d’en interviewer* un certain nombre (j’espère bien ne pas m’arrêter là), aussi quand l’occasion s’est présentée d’en parler dans des ouvrages consacrés à la musique de films**, certaines des compositrices majeures modernes ont immédiatement surgi dans mon esprit.


* Chroniques & articles
(article) : La composition musicale est-elle un milieu d'hommes ?
(article) : La musique de CALAMITY : un entretien avec la compositrice Florencia Di Concilio
(article) : Florencia Di Concilio et la musique du film d’animation CALAMITY
(article) : La Belle Epoque : Entretien avec Anne-Sophie Versnaeyen
(article) : SHIRLEY WALKER : SPACE ABOVE AND BEYOND, une vraie composition orchestrale pour une série culte et presque oubliée.

** Musiques de Films fantastiques et de Science-Fiction, les compositeurs de A à M aux éditions Camion Blanc (lien), La composition un milieu d'homme pages 11-15, Antonia Cornish pages 212-215,
Musiques de Films fantastiques et de Science-Fiction, les compositeurs de N à Z aux éditions Camion Blanc (lien)Wendy Carlos pages 427-429, Shirley Walker pages 459-471, Deborah Lurie pages 594-595,
Symphonies fantastiques, Musiques de films fantastiques et de science-fiction (lien)

Sylvain Ménard, avril 2021